Leadership incarné : Thérèse d’Avila, figure visionnaire et transformationnelle

Découvrez comment Thérèse d’Avila incarne un leadership visionnaire, enraciné dans la prière, le courage et la réforme collective. Une analyse inspirée par la mystique et les sciences sociales.

SPIRITUALITEDYNAMIQUE DE GROUPEMANAGEMENT

LYDIE GOYENETCHE

7/23/202512 min lire

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Le leadership à l’épreuve du réel : faut-il réincarner les responsabilités ?

En 2025, plus de 3,7 millions de requêtes mensuelles dans le monde sont liées au mot-clé leadership, selon Semrush et Google Keyword Planner. Les États-Unis en concentrent plus de la moitié, tandis que la France enregistre près de 25 000 requêtes mensuelles, principalement autour de termes comme leadership transformationnel, leadership situationnel ou leadership participatif. Cette quête de modèles montre une chose : le mot est partout, mais le sens se dilue à mesure qu’il se généralise.

Paradoxalement, à mesure que le mot « leader » devient un attribut courant sur LinkedIn ou dans les discours RH, le désengagement au travail progresse. Selon une étude de Gallup menée fin 2024, près de 72 % des salariés européens se disent peu ou pas engagés dans leur entreprise. Et quand on interroge les raisons de cette démotivation, le facteur « qualité du management » ressort comme l’un des premiers critères.

Ce paradoxe interroge. Si l’on forme, recrute et évalue sur la base des compétences managériales, pourquoi l’expérience vécue par les équipes semble-t-elle si souvent désincarnée ? Le mot «leadership » est-il devenu une coquille vide, ou faut-il revoir notre manière de l’habiter ? Plus profondément, cela pose une autre question : et si le véritable leadership ne se définissait pas par le pouvoir d’entraîner, mais par la capacité d’habiter son rôle avec justesse et présence ?

Dans cet article, nous explorerons les limites des approches managériales standardisées, les signaux faibles d’une crise du sens dans les organisations, et les voies d’un leadership incarné, plus proche des réalités humaines, relationnelles et symboliques du travail. Non pour proposer un nouveau modèle à appliquer, mais pour ouvrir un chemin vers un leadership qui se vit, plus qu’il ne se proclame.

Dotée d’un master de mystique spécialisé dans l’étude de Thérèse d’Avila et de Jean de la Croix, j’ai choisi de relier cette réflexion sur le leadership à une figure souvent oubliée du champ professionnel : Thérèse, réformatrice de l’ordre du Carmel au XVIe siècle, stratège inspirée et femme de gouvernement au cœur du silence. Si elle n’a jamais utilisé le mot « leadership », son influence concrète perdure : en 2025, l’Ordre du Carmel Déchaussé qu’elle a fondé reste actif sur plusieurs continents, et ses écrits continuent d’inspirer non seulement les contemplatifs, mais aussi tous ceux qui cherchent un mode d’action profondément enraciné dans l’expérience intérieure.

Dans un monde saturé de signaux faibles, de bruit informationnel et de méthodes managériales prônant l’agilité sans ancrage, la prière – comme lieu de discernement, d’unification et de décision – est quasi absente des débats publics. Pourtant, le terme « prière » enregistre plus de 30 000 recherches mensuelles en France, avec une croissance notable depuis 2022, notamment autour de requêtes comme « comment prier », « vivre l’oraison », « prière intérieure », ou même « Thérèse d’Avila château intérieur » (entre 1000 et 2900 recherches mensuelles selon Semrush).

Cette dynamique de recherche montre une tension féconde entre un monde qui réclame des leaders visibles, efficaces, agiles… et une population en quête de cohérence intérieure, de présence à soi et de sens incarné dans l’action. À travers le prisme de Thérèse, nous verrons que le leadership peut se penser autrement : non plus comme une prise de pouvoir sur les autres, mais comme une responsabilité habitée, une capacité à entendre au-dedans ce qui permet d’agir à bon escient au-dehors.

Le leadership incarné entraîne les autres et devient leur point d’ancrage dans le doute

Le leadership incarné ne se contente pas de porter une vision : il devient un point d’ancrage dans l’incertitude, permettant à ceux qui le suivent de se sentir protégés, compris et inspirés. Cette posture trouve un écho puissant dans la théorie de l’attachement, développée par John Bowlby et étendue au monde professionnel.

Théorie de l’attachement et leader comme base sécurisante

Dans le monde de la petite enfance, un attachement sécurisé permet à l’enfant d’explorer le monde tout en sachant qu’il peut revenir vers la figure protectrice en cas de peur. Transposée au management, cette démarche se traduit par un leader qui incarne une « base sécurisante » : il rassure, rassure non par des promesses, mais par sa présence fiable. Une étude sur le rôle du leader comme provider de sécurité montre que cette perception renforce la fidélité, l’engagement, et l’adhésion à des valeurs communes, même si elle n’augmente pas toujours directement la performance immédiate.

En effet, une métanalyse récente sur l’attachement au travail (plus de 32 000 participants) confirme que les styles d’attachement influencent fortement la satisfaction professionnelle, la performance et l'engagement. Un attachement sécurisé est corrélé à une performance positive, à un engagement élevé et à un sentiment de sécurité psychologique. Les leaders sécurisants favorisent des environnements où les collaborateurs osent prendre des risques et s’exprimer, catalysant ainsi la nécessaire innovation.

Sécurité psychologique : la clé pour agir en confiance

Amy Edmondson, dans ses travaux sur la sécurité psychologique, affirme que les équipes performantes se définissent par la confiance que leurs membres ne seront ni jugés ni repris en cas d’erreur. Ce climat naît lorsque le leader incarne l’écoute active, l’ouverture aux doutes, et une posture inclusive. La sécurité psychologique, fondée sur l’attachement sécurisé, permet aux collaborateurs de s’engager pleinement, sans crainte, favorisant créativité, apprentissage et responsabilité.

Attachement sécurisé et leadership transformationnel

Un mémoire universitaire a montré que les leaders dits transformationnels – inspirants, visionnaires – affichent souvent un attachement sécurisé, tandis que les leaders anxieux ou distants adoptent des styles plus transactionnels, centrés sur les tâches. Ces leaders sécurisants génèrent non seulement confiance, mais aussi loyauté et performance : leur équipe se sent encore plus engagée, motivée et prête à soutenir les décisions, même risquées.

LMX et relation dyadique

La théorie du leader-member exchange (LMX) souligne que les relations spécifiques entre un leader et chaque membre de son équipe varient en qualité. Un leader incarné est capable de développer des liaisons de haute qualité vers tous les membres, tissant un réseau de confiance propice à la performance collective.

Le leadership naturel de Thérèse d’Avila

Quand on fréquente l'Ordre du Carmel et tous les spécialistes, on se rend compte que la figure de Thérèse d'Avila reflète en premier la force, le courage, et l'engagement. En effet pour oser vivre sa vie mystique, d'oraison en pleine époque de l'Inquisition espagnole il fallait du courage et de la détermination. De même entreprendre une réforme religieuse dans un Ordre aussi ancien que le Carmel où le voeu d'obéissance est sacralisé et donc quelque part l'organisation et le groupe social en lui-même, il fallait du courage voire de l'inconscience. Surtout quand on voit les nombreuses oppositions à la Réforme au sein de l'Ordre ou de l'Église, mais Thérèse savait inspirer, elle avait des alliés aussi.

Thérèse a perdu sa maman jeune et a été élevée majoritairement dans un milieu masculin avec les valeurs de la chevalerie de l'époque. Dès qu'elle voulut se donner au Seigneur, elle était déjà dans l'esprit de la chevalerie, de conquête, en voulant partir au pays des Maures et y mourir. Dans sa folie d'amour, elle avait déjà commencé à entraîner son frère.

Dans le Chemin de Perfection, Thérèse d’Avila adresse aux religieuses un appel vibrant à sortir des clichés de la féminité passive, soumise ou superficielle. Elle écrit, sans détour :

"Es muy de mujeres y no querría yo, hijas mías, lo fueseis en nada, ni lo parecieseis, sino varones fuertes; que si ellas hacen lo que es en sí, el Señor las hará tan varoniles que espanten a los hombres. ¡Y qué fácil es a Su Majestad, pues nos hizo de nonada!"

Traduction libre : « C’est très féminin, et je ne voudrais pas, mes filles, que vous le soyez en rien, ni même que vous en donniez l’apparence, mais que vous soyez des hommes forts ; car si elles font ce qui est en leur pouvoir, le Seigneur les rendra si viriles qu’elles materont les hommes. Et qu’est-ce que cela pour Sa Majesté, Lui qui nous a faites de rien ? »

Cette citation révèle un point crucial : le leadership spirituel chez Thérèse se mesure à la capacité de se dépasser, de s’arracher à soi-même, de vivre debout face à Dieu, dans une verticalité qui dépasse le genre. Il ne s’agit pas ici d’imiter les hommes ou de rejeter la féminité, mais d'assumer une intériorité forte, capable d’endurer, de gouverner, de porter le feu de l’amour divin même dans l'opposition. Thérèse a la gnaque, et le leadership a la gnaque aussi. Bref le leader n’est pas en permanence derrière son bureau à faire des tableaux et à répondre aux invectives, il insuffle, a des idées, et a des postures fermes, et utilise le bon ton de voix….

À son époque, plusieurs évêques, supérieurs religieux ou juges de l’Inquisition reconnaîtront en Thérèse une autorité qui dépasse le cadre admis pour une femme. On rapporte qu’un prélat aurait déclaré lors du procès de canonisation : « C’est une femme… mais c’est un homme. » Autrement dit, elle avait l’âme virile, non pas au sens sexué, mais au sens de la vertu de force (virtus) : droiture, persévérance, lucidité, humilité active.

L’ancrage du leader dans une vision et les réalités quotidiennes :

Le leadership est ancré dans une réalité, dans une vision à long terme et un engagement collectif dans une mission commune. Thérèse n’agissait jamais pour elle seule. La fondation des monastères, ses lettres, son enseignement oral et écrit, tout était mis au service d’un projet communautaire d’Église, enraciné dans la prière et le service de Dieu. La réforme thérésienne n’a pas seulement apporté des changements de forme de vie, elle a introduit une nouvelle manière d’habiter ensemble, d’aimer Dieu ensemble, de prier en vérité, dans le silence et la fraternité.

Ce leadership ancré dans une réalité tangible se manifeste aussi par la manière dont Thérèse s’est saisie des contraintes matérielles et administratives de son époque. Elle négocie, plaide, écrit aux nobles et aux évêques, refuse les compromis sur la vie évangélique. Elle sait que sa vision doit s’incarner. Elle ne rêve pas d’un idéal flottant, elle trace des routes dans le réel. C’est en cela qu’elle incarne un leadership prophétique mais structuré, inspirant mais résilient.

Son autorité, elle la tire de cette fidélité à une vision, à une mission. Thérèse incarne un modèle de gouvernance qui ne dissocie jamais l’intériorité et l’action, le sens et l’organisation, la foi et la stratégie. Elle savait où elle allait, et elle entraînait d’autres à y croire, même au prix de grandes résistances. À travers elle, on découvre que le leadership ne consiste pas à dominer, mais à tenir bon dans l’épreuve, à transmettre une direction, à porter un feu qui éclaire les autres sans les consumer.

Ce leadership ancré dans une réalité tangible se manifeste aussi par la manière dont Thérèse s’est saisie des contraintes matérielles et administratives de son époque. Elle négocie, plaide, écrit aux rois et aux cardinaux, refuse les compromis sur la vie évangélique. Elle sait que sa vision doit s’incarner. Elle ne rêve pas d’un idéal flottant, elle trace des routes dans le réel. C’est en cela qu’elle incarne un leadership prophétique mais structuré, inspirant mais résilient.

Son autorité, elle la tire de cette fidélité à une vision, à une mission. Thérèse incarne un modèle de gouvernance qui ne dissocie jamais l’intériorité et l’action, le sens et l’organisation, la foi et la stratégie. Elle savait où elle allait, et elle entraînait d’autres à y croire, même au prix de grandes résistances. À travers elle, on découvre que le leadership ne consiste pas à dominer, mais à tenir bon dans l’épreuve, à transmettre une direction, à porter un feu qui éclaire les autres sans les consumer.

Ce modèle de leadership structuré se révèle également dans la correspondance monumentale qu’elle entretient. On compte aujourd’hui plus de 460 lettres authentifiées de Thérèse, adressées à des religieuses, des confesseurs, des prélats, des notables ou des rois. Cette correspondance n’est pas un simple bavardage spirituel : elle constitue un outil de gouvernance, un levier stratégique, un mode de négociation et d’influence. À travers ses lettres, Thérèse assure le financement de ses fondations, obtient des autorisations, soutient la réforme des frères carmes, encourage les fondatrices, apaise les conflits internes, justifie ses démarches auprès des autorités civiles et religieuses. Elle développe ainsi un véritable réseau de soutien, fondé sur la confiance, la clarté de sa vision et la profondeur de son discernement. Ce maillage humain, relationnel et spirituel est l’ossature invisible de son œuvre réformatrice.

Le leader transformationnel

Ce que les sciences du management contemporaines décrivent comme une stratégie d’influence multicanale, Thérèse l’avait déjà mis en œuvre au XVIe siècle. Selon l’ouvrage "Leadership Theory and Practice" de Peter G. Northouse, les leaders efficaces combinent trois dimensions : l’autorité charismatique, l’autorité rationnelle (basée sur la compétence) et l’autorité relationnelle. Thérèse d’Avila incarne cette triangulation : elle inspire, elle planifie et elle crée du lien. De plus, les recherches menées en psychologie sociale montrent que les leaders les plus efficaces sont ceux qui adoptent un style transformationnel, c’est-à-dire qu’ils suscitent l’engagement à long terme en éveillant le sens et en encourageant l’autonomie. Ce type de leadership, conceptualisé notamment par James MacGregor Burns et Bernard M. Bass, trouve une résonance puissante dans la posture thérésienne.

Une étude publiée par Harvard Business Review (HBR, 2022) a montré que 72 % des collaborateurs interrogés se sentent plus engagés lorsqu’ils perçoivent que leur leader agit selon une vision claire et des valeurs fortes, incarnées dans son comportement quotidien. C’est exactement ce que Thérèse d’Avila a pratiqué à travers ses écrits, ses voyages et son exemple de vie. En sciences sociales, le concept d’« autorité incarnée » ou embodied leadership souligne que la légitimité d’un leader vient de sa capacité à vivre ce qu’il enseigne. Thérèse d’Avila, par sa pauvreté choisie, sa prière constante, son humour même dans l’adversité, manifeste cette autorité incarnée.

Ainsi, loin d’être une figure isolée dans l’histoire spirituelle, Thérèse se révèle être une pionnière d’un leadership intégré, à la fois exigeant et profondément humain, profondément féminin et universellement inspirant. Le management contemporain a encore beaucoup à apprendre de cette docteure de l’Église, dont la parole, les actes et l’amour ont su construire, transformer et fédérer bien au-delà de son temps.

Conclusion :

Le leader incarné n’est donc pas celui qui s’occupe de sa promotion professionnelle, ou du respect des règles, ou d’une cohésion qui évite les problèmes. Le leader incarné avance vers une vision claire, commune, collective, et pose des actes et des paroles concrètes. Par nature, le leader incarné est transformationnel et ne va pas forcément dans le sens systématique de l’ordre établi par la société, la politique commerciale, ou les pratiques sociales du groupe en place. Sa vision, son ancrage, le pousse à sortir des sentier battus pour avancer avec d’autres pour le bien commun.

Selon une étude publiée par McKinsey & Company (2023), près de 47 % des cadres intermédiaires dans les grandes organisations déclarent avoir été freinés dans leur évolution professionnelle pour avoir proposé des changements jugés trop disruptifs. Ce chiffre grimpe à 62 % dans les secteurs publics et parapublics, où la résistance institutionnelle au changement est plus forte. En France, selon l’Observatoire du Management (2022), un tiers des managers ayant porté des projets innovants sans soutien hiérarchique ont été réaffectés à des postes moins exposés ou écartés du pilotage stratégique, souvent au nom d’une "cohésion d’équipe" ou d’un "retour à la stabilité".

Ces données montrent que le leadership incarné, porteur de transformation, est encore perçu comme une menace dans de nombreuses structures figées. Pourtant, les mêmes études montrent que dans les organisations qui acceptent ce type de leadership, la satisfaction des collaborateurs augmente de 26 %, la performance des équipes de 18 %, et la rétention des talents de 30 %.

Le leader incarné ne cherche pas à éviter les conflits, ni à lisser les aspérités d’un groupe. Il/elle avance avec une vision claire, engage les autres dans une mission commune, et pose des actes concrets, même s’ils dérangent l’ordre établi. Cette posture transformationnelle, que l’on retrouve chez Thérèse d’Avila, suppose un rapport au réel profondément enraciné : pas d’idéalisme flottant, mais une foi lucide, des actes courageux, et une fidélité au cap fixé.